Dans cette série « Jo Freeman vs. les Coop’s« , Lucie et moi passons au crible le fonctionnement de deux coopératives alimentaires. Nous utilisons les 7 principes qu’elle propose comme garantie d’un fonctionnement démocratique. Nous verrons ici que l’absence de structure à la Cocoricoop peut être problématique et que c’est la vigilance de chacun·e ou la « garance » à la Cocoricoop qui tient le modèle. Ami·e lecteur·rice, tu es invité·e, sur ce site même, à en faire de même avec ta coop’ !
Cocoricoop
Cocoricoop est une épicerie libre : autogérée, sans employés, sans AG, sans bureau ou commissions. C’est 1% de marge sur les produits, pas d’obligation de travail (si ce n’est morale). Pile poil la cible des textes de Jo Freeman. La Cocoricoop est-elle victime de la tyrannie de l’absence de structure ?
Principe n°2
Résumé de mon analyse
Les délégations à la Cocoricoop sont soumises à la vigilance individuelle et collective. C’est un choix, pour rendre responsable chacun·e. Cela nécessite de faire vivre une culture de la responsabilité. Elle est fortement établie chez les premier·e·s membres mais moins largement chez les plus récent·e·s. Les délégations n’étant pas formelles mais automatiques (toute personne peut faire l’action qu’il désire) cela créait une profusion de prises d’initiatives. Ainsi, rares sont les membres pouvant avoir une vue d’ensemble. Cela rend d’autant plus nécessaires cette vigilance de chacun·e. Parfois elle fait défaut et des problèmes peuvent passer inaperçus. Voir, ce qui n’est pas le cas actuellement, des individus pourraient accaparer du pouvoir et miner le modèle, restant sous le radar jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
Rappel sur la délégation à la Cocoricoop
Le modèle de la Cocoricoop fonctionne avec seulement deux délégations « élues », pour la gestion des finances. Elles sont précises, à des personnes concrètes et pour des tâches délimitées. La nomination à ces rôles laisse à désirer démocratiquement. Pour toutes les autres tâches, la délégation est automatique : c’est à dire que toute personne voulant s’occuper d’une tâche le peut, de manière non exclusive.
L’arroseur·se
L’arroseur·se est un des deux rôles pour lesquels le groupe organise une délégation élue. Le poste se résume à une fonction d’automate : je reçois une facture, je la paye.
Il offre peut de possibilités de dérive. Néanmoins, iel pourrait exercer un léger pouvoir de nuisance, en retardant le règlement de telle ou telle facture et mettant ainsi la personne qui a commandé en tension avec son fournisseur. Aucune procédure n’est précisée pour dénoncer ou interroger une telle pratique. Et donc pour révoquer la personne en poste. Il est de la responsabilité individuelle et collective de veiller sur ce plan et d’alerter le groupe en cas de dérive constatée. La personne en poste sera très certainement remplacée. Une résistance de sa part serait suspecte, étant donné qu’il n’y a pas d’avantages à tirer de cette position dans son usage normal.
Des statuts ont néanmoins été écrits, pour clarifier les contours de ce rôle, la durée du mandat, les conditions de révocation automatique, etc. Ils ne sont pas encore appliqués à l’heure actuel, faute de nécessité.
La·e créditomancien·ne
C’est le second et dernier rôle institué formellement. Iel fournit la garantie que le solde est toujours positif. Ceci par l’existence d’une liste d’attente (« premier arrivé, premier servi ») à jour des commandes. Chaque membre doit inscrire la sienne. Là aussi, théoriquement, le·a bénévole joue un rôle d’automate.
Là aussi, en pratique, la personne pourrait exercer un pouvoir de nuisance. En effet, elle pourrait favoriser ou défavoriser des membres qui commandent : en modifiant les ordres de réservation, en prévenant tardivement une personne de la disponibilité de la somme demandée, etc. Là aussi, rien de formalisé stipule les modalités de révocation. La vigilance collective doit s’exercer. En trois ans, aucune dérive sérieuse a eu lieu, quelques rappels ont permis de rectifier d’éventuelles incompréhensions lors des prises de mandat.
Pour plus de transparence, mais également d’autonomie des membres : un tableur permet de visualiser le solde du compte et les commandes prévues : le « créditotest ». Il est accessible par tou·te·s, tant en écriture qu’en lecture. Le rôle de créditomancien·ne subsiste, tant pour accompagner les personnes qui ne maitriseraient pas l’outil numérique que celles dont c’est la préférence que de continuer à fonctionner avec.
A l’instar du rôle d’arroseur·se, de nouveaux statuts, non validés actuellement, proposent une clarification des contours de ce rôle.
Les délégations automatiques
Le mode principal de délégation à la Cocoricoop n’est pas l’élection : elle est automatique et accordée à tou·te·s membres qui fait quelque chose. Il y a une très large liberté d’agir, de faire et défaire. Cela se traduit notamment par une totale liberté contractuelle : la possibilité, au nom de la coop, de signer des contrats avec un tiers (par exemple passer commande). Les limites sont : la tenue d’AG et la création de commissions, toutes deux non souhaitées.
Ces délégations ne sont pas limitées dans le temps. Ainsi, une personne peut s’occuper d’un·e producteur·rice pendant 10 ans si elle le souhaite. En pratique, une incitation plus ou moins tacite à faire tourner les postes existe. Aucun processus formel ne vient encadrer la discussion sur le bien fondé ou non d’une action. Ni même d’une erreur qui couterait à la coop. Ces discussions sont bien surs encouragées et la responsabilité doit jouer. Néanmoins, rien n’empêche concrètement une personne à s’entêter et reproduire ses erreurs ou choix discutables. Il s’agit alors de convaincre la personne. Il est également possible de défaire l’action d’une autre personne ou de faire doublon (passer des commandes chez un fournisseur dont s’occupe déjà quelqu’un par exemple).
Exemples
- Un coopérateur a passer une première commande d’œufs. 800 œufs alors que nous étions qu’une grosse cinquantaine de membres. Théoriquement, le calcul se tenait, bien qu’un peu optimiste : 16 œufs par foyer pour 3 semaines. En pratique, pour que ces œufs ne se perdent pas il a fallu un effort collectif. La fois suivante, le coopérateur avec réajusté sa commande.
- Une coopératrice avait commandé des dates. Une autre coopératrice a constaté qu’ils provenaient d’Israël et a signifié son mécontentement vis à vis de la situation de production en lien. La première l’a entendu et a décidé de ne plus commander ces dates.
- Des coopérateurs ont commandé des abricots séchées oranges. Une coopérative a manifesté son mécontentement en expliquant que cette couleur est obtenue avec des produits spécifiques. L’information a fait mouche sur le coup et des abricots marrons ont été commandés. Quelques mois plus tard, néanmoins, les abricots oranges étaient de retour et les deux variétés cohabitent, satisfaisant les envies et exigences de différents membres.
Garantir le modèle
Pour que ce modèle fonctionne les membres doivent se sentir garant·e·s de celui-ci. La vigilance individuelle et collective est de mise. Si le collectif ne fait pas sien cette « garance », alors il est difficile pour les individus de s’exprimer et peser en cas de dérive. En effet, nous ne sommes pas tou·te·s égaux·les dans notre capacité à oser contester, à se mettre en porte à faux par rapport à d’autres membres, à être sur d’avoir bien saisi les enjeux d’une situation, ni même dans la compréhension du modèle. Autant d’éléments qui peuvent réduire la prise de parole face à une dérive constatée. Ceci pouvant être un cercle vicieux ou seuls quelques membres s’expriment, se sentent isolés et cessent de s’exprimer, laissant libre champs aux futures dérives.
Le droit de faire doublon et de défaire s’applique parfois très bien. Par exemple sur l’aménagement du local : les produits et étagères changent régulièrement de place (surtout la première année). Parfois, c’est plus compliqué. Passer une commande chez un fournisseur dont quelqu’un s’occupe déjà est un droit. Néanmoins, il faut oser et accepter de gérer l’éventuelle tension que cela peut créer.
Les limites
La garance à la Cocoricoop à des limites. Les membres des premières heures la porte clairement. Néanmoins, elle peine à trouver des relais au sein des nouvelles et nouveaux. Ces « ancien·ne·s » ont eu le temps de se forger un sentiment de légitimité. Ces membres doivent être vigilant·e au partage de cette charge. A ne pas étouffer les problèmes, auxquels, de part leur position relationnelle, ils auraient vent avant les autres. Pour que la plus large vigilance possible s’exerce il faut rendre conscient·e les autres membres des difficultés rencontrées.
Cette garance trop peu répandue a parfois des angles morts. Par exemple, dans un coin de notre local se trouvent des sacs fantaisies. Depuis trois ans. En général ces articles sont en dépôt-vente. Ainsi, la plupart d’entre nous (du moins celleux à qui j’ai posé la question) pensent que c’est le cas ici. Or, il s’avère que c’est via la coop que le·a membre a acheté ces sacs. 300 euros d’investissements dans des sacs qui ne se vendent pas. C’est une erreur de jugement. Nous revendiquons le droit à l’erreur dans notre structure. Néanmoins, ne pas chercher à corriger son erreur est discutable. Le·a membre concerné·e n’assume pas son erreur et, n’en parlant pas, ne permet pas au groupe de s’en saisir collectivement. En effet, 98% des membres de la coop ignorent cette situation, faute d’un·e membre informé·e qui en parle sur la mailing liste. C’est, à mon avis, un écueil.
À dans quinze jour pour le #3 sur la Louve ! N’hésites pas à commenter cet article, apporter des corrections, d’autres points de vues, etc. Ce blog est là pour ça !